Bulletin n°06

Philippe Grand : Une pensée à l’œuvre – par Rémi Bouthonnier

Écriture d’une écriture – d’un temps – débordement lacunaire où se lisent, y compris dans ce trop, les riens qui ne sont pas dits, la béance qui les interdit. Réduite à articule, comme p‑articule, une passion s’exhale, écrivain ne pouvant empêcher des leçons d’existence d’en surgir et, inversement, d’envahir l’écriture le poids comme extrême volatilité d’une expérience. Dans les marges quelque trésor trouvé, par intuition ou volonté excédentaire, s’enfouira dans la page en secret. L’exactitude passe par l’obscur, qu’apparaisse l’espace dérobé d’un début, comme si tout n’était qu’à moitié. Et l’entassement, l’impur comme nuque. L’instrument sort de la page monstre, refroidie, froissée en catafalque – cadavre glissant sur charnières de brume – une ombre absorbant l’aigu. Observer les opérations ne se maîtrise qu’en oubli passager du mètre – revient tout entier dans le chef tombé moite, moi, surmoi et les démultiplications d’entraves pour avancer. Tragique scindé sur le meurtre inefficace répété d’un, avec sa courbe pour personne, dans le moindre visité : élève fleuri barré. Survie d’art mis en pièces : Tas, à rassembler en église velue où l’autel est le mot qui manque – unique appui. Désacrement de l’ombre, de la naissance comme de la mort, le souffle verse une aiguille rouillée. Traces de soumission à l’envie d’en faire, le déconseil insiste en l’issue autre et rare, sans termed’une recherche qui ne peut – jamais – se poser. Il bourrine sur corde fine, avec air de poète défroqué. Le masque dénoncé colle. Les yeux : derniers fruits tombés, pelant les débris du sol… Cette prison n’éclate jamais.

Cependant, parfois chauffée jusqu’à transparence :

« Incapable d’identifier l’organe, l’instance, le fantôme, la fonction
en moi à qui attribuer le ça n’est pas ça, j’obtempère néanmoins à
l’ordre qu’il contient et cherche, désespérant de l’exact qui arracherait,
pour la faire exulter, à l’inconnue son masque, celle du moins parmi
les approximations du ça qui éteindra le déni. »

Évitant la figuration corporelle d’une pensée, travail prend ici les détours comme nécessités, raccourcis que la pauvreté vivante obscurcit par permanence de l’innommable – du plus simple – inavouable à soulever avec. Cette conscience de l’indicible ou, peut-être, d’inadéquation fondamentale du langage avec réel et durée, un écrivain s’en affranchira difficilement sans passer par des précisions interminables, une ironie de façade ou, pire, un maniérisme. La façon dont Philippe Grand veut sortir de tout piège est parti pris d’absolue sincérité qui non seulement désigne ces pièges mais s’y prend volontiers, moins par jeu que pour en épuiser toutes les implications. Cela ne va pas sans lourdeur, aussi des grâces, ce don, le creusement d’une parole. Comme chez de nombreux poètes de son temps, ces mauvais gardiens, la prose arrachée lentement suppose ascèse, élan mystique négatif mais vivant, face à une sorte de vide fatal ou de mur trop réel, sans que rédemption implicite soit jamais avouée, désignée à merci. Un marasme éclairé dont émergent, forme préhensible ou appui, les articulations d’une masse, ses forces et structures y cachées. Une écriture échappant à la robotique (menace toujours grande) se penche implicitement sur la question fondamentale de la liberté et du fatalisme – par là même sur la possibilité de discernement dans une situation de conscience qui montre que plus elle éclaircit quelque rapport, plus elle déplace la problématique, recouvrant tout ou partie de l’objet, tout étant enchaîné à tout ; ce qui revient peut-être à dire que compte bien moins l’exactitude, la profondeur, l’habileté de ce qu’on dit que l’endroit d’où l’on parle, qu’on décide alors de désigner comme humanité. Philippe Grand est attaché à cette rigueur particulière de rester à l’état de recherche sans jamais basculer dans un genre. Poète moins que tels de ses contemporains, pas plus philosophe ou intimiste, quoique ce dernier mot conviendrait s’il n’était, par tension vers une exactitude, précisément dans ce labeur qui échappe à la confidence. [Ce rapport…

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Suite de la lecture…

Ce rapport en crise du complément au complété désigne, par métonymie syntaxique, un malaise d’époque, qui en blesse le langage, jusqu’à ne laisser de lui qu’articulations détachées, rapport d’autopsie, un après. Ou la machine. Une pensée vivante aura souvent l’air de soulever la liasse de mort qui nous obstrue tant, au risque de s’y ensevelir, par souci discret de donner la part la plus obscure, seule encore à respirer, aimer et haïr, dans un monde qui voudrait égaliser à l’infini le corps comme le langage, la vie, la mort, dans l’aplani massif et relatif. Philippe Grand ne s’insurge, ne refonde, ne célèbre pas, a choisi de laisser place au plus menacé en restant comme fasciné par cette menace dont il fait un élément vivant, un instrument de retournement pour voir. Peut-être est-ce là interpréter une pensée qui, le long de ses livres, semble indifférente aux révoltes politiques et spirituelles qui l’animent secrètement, penchée qu’elle est sur l’opération.

Exposition

Jean-Luc Moulène, Carré d’Art – Musée d’art contemporain de Nîmes, Exposition du 28 janvier au 3 mai 2009.

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