Bulletin n°27

Hommage à Emmanuel Fournier – par Michel Valensi, Pascal Poyet, Éric Pesty et Hervé Laurent

Texte lu par Mathieu Corteel lors des obsèques d’Emmanuel Fournier, le jeudi 7 avril à 14h30 en l’église St Paul St Louis, Paris (4e).

C’est toujours depuis cet enclos de mer et de vent où il se sentait à l’abri, depuis son île intérieure qu’Emmanuel regardait le monde. Qu’on puisse la repérer sur les cartes des océans ou celles de sa géographie imaginaire, l’île d’Emmanuel apaise, y compris par gros temps. Parce que les limites qu’elle imposait et les limites qu’il s’imposait dans ses écrits ou dans ses dessins étaient sa liberté. Paradoxe de l’île qui enferme et qui libère, comme le paradoxe de l’anatomie qui décrit les limites exactes du corps de l’homme, dont la main veut toujours posséder plus qu’elle ne peut saisir, l’oreille entendre plus qu’elle ne peut écouter, l’œil voir plus qu’il ne peut regarder. Emmanuel connaissait les limites de son île, mais aussi les possibilités qu’elle offrait dans l’infinie déclinaison de ses paysages, de ses vagues, de ses horizons plats. C’est là, alors, qu’il posait ses crayons et ses carnets, c’est là qu’il pose ses pensées et se retrouve parmi les siens. Cécile, Simon, Gabriel, l’île portative de son amour pour les siens, qui ponctue tous ses écrits, depuis « Ouessant janvier 1996 » de Croire devoir penser jusqu’à la longue liste des lieux et dates d’Être à être qui en donne l’exact parcours : Corse, Roscoff, Gien, Porz Lien, Groix, Marseille-Cassis, Martigues, Albi (l’île natale), Porz an Iliz, Porz an Eog, Porz Alliou, Venise, Crète, Eoliennes, et puis Paris. Paris le 2 avril 2022. Vîle Saint-Louis, Vîle de la Cité, aujourd’hui, dolente, où s’est construit l’édifice patient, profond, drôle et profond d’une œuvre fondée sur le double domino du doute et de la certitude, selon qu’elle s’ouvre sur l’un, selon les jours, ou se referme sur l’autre.

Et l’œuvre d’Emmanuel, dont les textes sont pensés en diptyques plus ou moins revendiqués, est organisée comme un jeu de domino. Penser domino, c’est, comme à l’infinitif, résister à nommer ou à unifier trop vite les choses. Un domino est constitué de moitiés qui se contredisent, qu’une ligne unit en les séparant, et qui cherchent à se rapprocher d’autres moitiés qui leur ressemblent. L’espace domino est cet espace d’un déploiement où chaque rencontre de deux pièces crée une dimension nouvelle : une occasion d’intégrer les éléments hétéroclites qui nous constituent, d’agencer les parties disparates de nos vies. Les textes d’Emmanuel sont des parties qui se montent, se mirent et s’affrontent en diptyques pour mieux renvoyer à d’autres pièces du jeu. Entre eux comme en chacun d’eux, la circulation se fait souvent par transposition et transcription (du français en infinitif, de la langue infinitive en langue substantive, des traits de plume en traits de verbes), elle est portée par de non moins musicales suites, reprises, variations, fantaisies, et par la multiplication des préfaces (tardives) et des postfaces (précoces). C’est un rythme, un espace à multiple dimensions qui offre des parcours variables, et dont les morceaux qui la composent peuvent toujours être permutés.

Nous savions Emmanuel préoccupé d’algèbre logique, notamment avec son livre Croire devoir penser composé de 999 propositions à l’infinitif. Mais la préoccupation métrique – préoccupation éminemment « poétique » – surgirait dans son œuvre au moment où il compose Parler d’aimer : textes sur des mélodies galloises écrits pour la Chorale Saint-Maxime d’Antony. Cette préoccupation fait retour dans le livre Philosophie infinitive. Emmanuel nous a confié que, ne parvenant pas à terminer Philosophie infinitive, il avait eu recours à la métrique (au décompte des syllabes, avec des mesures fixes, notamment 9 et 12 pieds, qu’il comptait en tapant du bout de ses doigts sur la table). La métrique apparaît avec évidence dans Tractatus infinitivo-poeticus à propos duquel Emmanuel déclare « rouvrir les très vieilles et toujours très vivaces questions des rapports de la logique et de la grammaire d’une part, de la philosophie et de la poésie d’autre part. » La méthode infinitive a cette force inouïe de pouvoir surmonter les cloisonnements dans les disciplines sans jamais renoncer à sa vitalité et à sa validité. Ni à son humour. Peut-être parce que la méthode infinitive est avant tout une éthique. Philosophie infinitive et poésie infinitive, aussi bien.

La philosophie invite et invente la poésie litanique des suites infinitives. Il en découle, tout naturellement, que les lignes rythmiques se transforment en lignes graphiques. Les dessins d’Emmanuel sont de la pensée en image. A moins que la généalogie soit inverse : c’est de l’observation inlassable des vagues, de la transcription des ondulations de l’eau en jeux de lignes que vient la musique du poème d’où naît l’idée d’une philosophie que rien ne doit figer jamais, une philosophie qui travaille à la préservation de son incessante ouverture. […

n° 27

HOMmage à emmanuel fournier
parutions

 

… Peu importe d’ailleurs où se situe l’origine. Ce qui importe, ce que nous lègue Emmanuel, c’est une pensée de l’invitation. La philosophie, le dessin, la poésie s’invitent mutuellement, chacun ne saurait exister qu’imparfaitement privé des deux autres. Mais l’invitation ne vaut pas seulement comme moteur interne à l’œuvre. Celui ou celle qui ouvre un livre d’Emmanuel, qui commence à le lire, ne peut pas, me semble-t-il, ne pas être sensible à cette invitation. Nous, qui avons été ses premiers lecteurs lorsque nous découvrions les manuscrits qu’il nous avait confiés, avons tous fait cette expérience. A quoi tient-elle ? D’abord, à une dynamique propre, un élan de la pensée, une capacité à s’ébrouer, qui sont communicatifs. Une autre cause, plus profonde, vient de la place qu’il accorde à l’auteur. Une place qui n’est pas du tout en surplomb. Ni non plus une place qui occuperait toute la place. Comme auteur, Emmanuel n’encombre jamais ses livres, il y assure plutôt une présence bienveillante. Nous avons tous l’image du sourire d’Emmanuel, ce sourire qui rappelle celui de la statuaire grecque archaïque ou de certains visages gothiques. Un sourire en guise de signe de bienvenue, qui était sa façon de nous dire que pour lui, les autres comptaient avant tout, et qu’il comptait sur eux pour cheminer dans la pensée et dans l’existence. Ses livres sourient de la même façon. Ils continuent de nous sourire.

Ses quatre éditeurs

Parutions

Senna Hoy, une revue de poésie en anglais et en français, publiée par Luc Bénazet et Jackqueline Frost, n°5 à 8, janvier 2021-octobre 2021.

Le Journal des Laboratoires / Mosaïque des Lexiques V, W, X, Y, Z (sous la direction éditoriale de Pascal Poyet), Les Laboratoires d’Aubervilliers, mars 2022.

Consulter les autres numéros