Bulletin n°30

De la tautologie – par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

 a Rose is a Rose is a Rose is a Rose.
Gertrude Stein

 Viviane est Viviane.
Emmanuel Hocquard

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PSITTACISME :  Trouble du langage, proche de l’écholalie,
qui consiste à répéter (comme le ferait un perroquet) des phrases
sans les comprendre ni chercher à les comprendre.

*

1. Une saisie littérale est proche au dire d’Emmanuel Hocquard d’un éblouissement avec sa part d’obscurité. Suite à un flash, suivi d’un black-out, on a dû voir soudain quelque chose qui touche à l’évidence sidérante d’un « C’est » et en s’abstenant de savoir « ce que c’est » et qui irait dès lors sans dire. Car dire que « c’est », cela va effectivement sans avoir à le dire, vu que c’est l’évidence même, qui se passe du reste de tout commentaire. « C’est ainsi », dira-t-on. Aucune réfutation n’étant possible, même si ce constat reste étrangement en suspens et n’explique strictement rien.

2. Ce « c’est ainsi », et qui ne se discute pas, acquiert toute son évidence avec la figure retorse de la tautologie. Si aberrante soit-elle pour un grammairien comme Littré qui n’y verra qu’un vice de forme, on ne saurait la réfuter, vu qu’elle se vérifie par elle-même. Elle est en quelque sorte sa propre preuve par 9. Et aux yeux d’Emmanuel Hocquard, elle s’avère de par sa visée performative un test langagier infaillible de ce qu’elle présente dans sa formulation une charge maximale en littéralité. On la lit à la lettre et à la syllabe près, voire en l’inversant en miroir, comme on le fait avec un palindrome. On la reconnaît aussi d’emblée de ce qu’elle coupe court à tout renvoi analogique et court-circuite toute tentative d’explication. À vrai dire, elle ne fait que singer, en répétant à l’identique et en miroir, qu’une rose n’est autre qu’une rose comme nous le signifie l’adage steinien. Ni explicative, et encore moins descriptive, la tautologie n’est à première vue qu’un pur fait langagier et qui s’avère irréfutable dans sa visée performative et le constat langagier qu’elle nous livre.

3. Est-ce bien une rose que j’ai en vue lorsque je me dis en compagnie de Gertrude Stein : – a rose is a rose is a rose… (en n’oubliant pas d’ajouter les points de suspension) ? Ou n’est-ce pas plutôt son image-fantôme que j’invoque ? Une image qui serait douée d’écho ? Une sorte de simulacre. Sans doute que Ludwig Wittgenstein aurait précisé que ce qui est dit (être une rose) se double ici du fait de le dire (que c’est une rose). Si bien qu’une rose en vient à n’être plus que l’ombre portée d’elle-même, tout en restant ce qu’elle est dans son évidence de rose.

4. À titre indicatif le terme de « rose » se retrouve dans le titre de certains livres comme Rose-déclic (Dominique Fourcade), Le Nom de la rose (Umberto Eco), Rose poussière (Jean-Jacques Schuhl), Le Chevalier à la rose (Hofmannsthal), La Rose de personne (Paul Celan). Sans oublier La Panthère rose ou le nom de ce personnage que fut Rrose Sélavy.

5. Dans sa visée performative toute tautologie reste une inscription anonyme et qui n’en appelle à aucun signataire. Si bien qu’on pourrait la tenir pour nulle et non avenue, encore qu’elle soit l’évidence même. Elle ne fait en tout et pour tout que citer un mot à comparaître en le douant d’écho. Si bien qu’une rose est aussi en mesure de se citer par elle-même du simple fait d’être une rose. En se désignant ainsi elle-même, dans toute son évidence, elle finira selon Emmanuel Hocquard par « ne plus rien dire et par tout dire ». Ainsi en est-il d’un fervent de Watteau s’écriant en panne d’explication qu’il y a pas photo : – Watteau est Watteau ! Tout comme un tableau de Watteau est un tableau de Watteau. C’est irréfutable et ne se discute pas.

6. Lorsqu’Emmanuel Hocquard dit à plusieurs reprises dans Un test de solitude que « Viviane est Viviane », il n’établit pas une équivalence qui mettrait en jeu deux soeurs jumelles. Il met encore moins Viviane en relation avec elle-même par un dédoublement identitaire. Il cite seulement Viviane à comparaître en disant que « C’est Viviane ! » : à elle toute seule, unique, évidente, irréfutable. Sans avoir à la baptiser, et encore moins l’affubler d’un prénom, à moins que je veuille faire de Viviane le personnage d’un récit.

7. Emmanuel Hocquard précise que le « est » entre Viviane et Viviane n’est en rien un verbe en vue d’établir une équivalence, et encore moins une identité. Il s’avère seulement « le pivot », « l’énigmatique charnière » par le subterfuge de laquelle la formulation tautologique est susceptible de s’inverser et se lire en miroir sous la forme d’un palindrome. Sa seule fonction n’est là que pour dire en dernier recours que « c’est Viviane » qui est ainsi nommée.

8. La tautologie ne se laisse pas seulement lire à l’instar d’un palindrome. Emmanuel Hocquard ira jusqu’à dire qu’elle est foncièrement a‑grammaticale. Dans sa formulation « est » n’est pas un verbe qui prédique un sujet ou un objet avec lui-même. La tautologie ne dit pas qu’une chose est la même, mais qu’elle est elle-même. Elle est une pure affirmation, un acquiescement à ce qui est inconditionnellement vrai et qu’on ne saurait mettre en doute, et encore moins réfuter.

9. Hypothèse I. Si la tautologie est un simulacre proféré par la bouche d’Écho, et pour me signaler que « Viviane est Viviane », sans doute est-ce de faire coïncider sémaphoriquement Viviane avec Viviane, en reliant un Dit avec un Dire qui la fait entrer en écho avec elle-même.

10. Hypothèse II. Si la tautologie se lit et se vérifie en miroir et dans les deux sens, comme dans « blanc bonnet et bonnet blanc », elle ne fait pas que répéter bêtement ce qu’elle duplique. De par l’inversion en miroir qu’elle opère, il arrive qu’elle se mette à tourner littéralement en boucle. C’est ainsi que j’en viens à me dire qu’une rose est une rose d’être une rose qui est une rose… Comme si la rose que j’avais initialement en vue avec Gertrude Stein, mise ainsi en abîme et élevée au carré, ne pouvait que se démultiplier à l’infini, et pour finir par ne plus rien vouloir dire mais seulement apparaître dans sa quintessence de rose.

11. Hypothèse III. Sans doute qu’Emmanuel Hocquard me rétorquerait en compagnie de Stein et Wittgenstein que le langage est doué ici de réflexibilité. Il parvient à se réfléchir lui-même dès qu’il devient l’instrument d’une fiction où de purs événements langagiers sont en jeu. Et à ainsi se réfléchir et s’interroger sur lui-même, n’est-il pas déjà en mesure de tenir une sorte de « double langage », duplice et complice, par lequel un Dit se double toujours d’un Dire qui peut l’invoquer, le révoquer, l’attester ou le nier ? Avec la formulation propre à la tautologie, ce Dit et ce Dire coïncident ainsi performativement pour décréter par voie d’écho un pur fait langagier.

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12. La tautologie n’est pas seulement douée d’écho, comme dans maintes ritournelles enfantines, elle s’avère aussi une « réitération » qui ne duplique pas à l’identique, mais déplace un même mot par son ombre portée dans une phrase. À l’instar de cette mémorable réplique récursive, dans Drôle de drame par laquelle Louis Jouvet, mi-interrogatif, mi-exclamatif, se dit en aparté : – « J’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre ! »

13. Répéter revient ainsi à suspendre, différer, mettre en doute ses propres dires, les tenir pour apocryphes. En procédant par « itus et reditus » comme le fit Pascal qui arguait de son droit à se répéter, en vue d’interroger, déplacer ou inverser le sens des mots, tout en nous laissant dans l’incertitude quant à la survenue plus qu’hasardeuse de ses « pensées de derrière la tête ».

14. Réitérer un mot en le faisant changer de place revient à lui inventer une sorte de doublure citative le reprenant en écho. Si bien qu’il finit par devenir la silhouette d’un personnage conceptuel à l’instar du Hasard chez Pascal, qui dispose de nos pensées, comme nous le signale l’adage : « Hasard donne les pensées, et hasard les ôte ». Et tout porte à croire que par son entremise « nous sommes hasardés, et en devenons d’autant plus hasardeux » d’être sous l’emprise de la gravitation et de la rotation terrestre.

15. Pascal tenait en suspicion la magie des images et assimilait le « métier de poète » à celui d’un « brodeur » s’adonnant à de vains ornements, alors qu’il devrait plutôt prêter un tant soit peu d’attention à ses « arrière-pensées ». Il n’épargne encore moins le peintre qui n’est qu’un falsificateur dupliquant inutilement ce qui est d’ores et déjà là, tel quel, sans qu’il soit besoin de s’en assurer par une image. Quant à l’écrivain, il lui recommande d’avoir à se répéter en usant de la figure retorse du chiasme qui a le don d’inverser en miroir les termes d’une proposition et d’en livrer une lecture littérale, à l’instar de la tautologie. À titre indicatif, Pascal précise que « Mieux vaut la répétition d’un mot que son remplacement par un mot moins juste » et « si dans un discours se trouvent des mots répétés et qu’essayant de les corriger on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il les faut laisser, c’en est la marque ».

Relecture d’actualité

Lucrèce, La Nature des choses, texte traduit et présenté par Jackie Pigeaud, annoté par Annick Monet et Jackie Pigeaud, dans Les Épicuriens, édition publiée sous la direction de Daniel Delattre et Jackie Pigeaud, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », septembre 2010.

Parutions

Paul Valéry. – [Méthode Léonard], textes réunis et présentation par Philippe Grand, La conscience du vilbrequin, automne 2022.

Jean Daive / Marcel Czermak : De plus loin que la mélancolie, essais, Klinsksieck « Critique de la politique », mars 2023.

Emmanuel Fournier : Tentations de l’éthique suivi de Dire mourir, Préface de Jean-Christophe Mino, Éditions de l’éclat, mai 2023.

En écoute

Metaclassique #224 – Détonner. À propos de Hanns Eisler. Avec la chanteuse et chercheuse Marie Soubestre, le musicologue Pascal Huynh, le petit-fils de Hanns Eisler et poète Daniel Pozner et le guitariste et membre du groupe Das Kapital Hasse Poulsen. Une émission produite et réalisée par David Christoffel.

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