Bulletin n°31

A propos d’État. Une politique de l’imprononçable de Francis Cohen – Lettre manuscrite de Rémi Bouthonnier.

Dimanche 25 juin 2023

Merci infiniment, cher Éric, pour le double envoi de cette édition magnifique, qui donne à lire le travail de Francis Cohen sur État d’Anne-Marie Albiach, ainsi que leurs échanges pris sur le vif. Il est bon d’interroger les actes de langue dont certains, longtemps après leur publication, continuent eux-mêmes de nous interroger. C’est qu’ils ont su se mettre en question et qu’ils contiennent déjà, pour ainsi dire, le commentaire qu’on désire leur porter. Le retour de la parole sur elle-même peut aller jusqu’à sa destruction, ce mouvement reste pourtant ce qui lui donne sa tenue. Francis Cohen, tout en rappelant ces exigences d’écriture, a l’immense mérite d’en saisir avec précision les conséquences dans notre lecture. Il dit par exemple (page 18) : « La difficulté qu’il y a à lire les livres d’Anne-Marie Albiach, leur prétendue abstraction, ne sont que le symptôme d’une incapacité à se reconnaître dans l’inachèvement perpétuel d’une lecture qui construit le lecteur dans son inachèvement. » On pourrait presque dire que l’ambition est moins d’apporter quelque chose au lecteur que de la lui ôter – afin de creuser un espace en lui. Francis emploie plus loin une expression plus brutale : « arrachement au continuum de la lecture » (p. 34). Ayant ménagé cette place, l’acte devient possible et se trouve démultiplié par la virtualité même qu’il maintient ouverte. C’est là, si loin en soit poussée la conscience, un réflexe à l’image de la respiration, une nécessité de la vie mentale. Ici se situent aussi, beaucoup plus qu’analogiquement, l’expression ou la promesse d’une libération, celle d’un « corps » qui pour s’émanciper, selon Francis Cohen, « refuse la causalité » (p. 81). C’est là qu’on peut également pressentir un danger de glisser d’un interdit vers un autre, notamment en rapport avec la lecture politique du livre. En effet, fantasmer l’unité de l’État c’est se placer à coup sûr, même en s’y opposant, dans la plus stricte symétrie à sa dimension terroriste. C’est ainsi que je lis l’italique du mot-titre, quoiqu’on puisse, comme le suggère Anne-Marie Albiach, y entendre, outre cette idée de complexité, l’évocation d’une dimension atonale du texte. Dans État, je vois de la science physique, de la théorie politique, autant que des allusions à un morcellement plus existentiel. Je vois surtout la notion d’un travail en cours, l’exigence d’une parole qui ne vise qu’à exposer son avènement au cœur de sa remise en question, sans qu’elle cesse de pointer son dehors – je vois donc, pour l’essentiel, un certain refus de l’achèvement. Francis Cohen en saisit d’ailleurs très bien le corollaire graphique : « Le titre d’État, sur la page de couverture du livre, est un espace plastique dans lequel l’énergie de la forme graphique l’emporte sur la signification. » (p. 47) On pourrait préciser différemment que se superpose à d’autres une signification engendrée par une mise en évidence de la dimension matérielle du signe, en soi privé de sens. Mais Francis va certainement plus loin en évoquant le vide salvateur ou totalitaire que ce versant graphique pourrait figurer : « L’imprononçable serait donc le revers symétrique de cette parole vide » (il fait allusion au discours du chef indien dans La société sans état, mais aussi, par antithèse, à la volubilité mécanique des institutions). Il s’agirait donc, à la manière d’une conjuration, de « [rejeter] hors de l’espace du livre le mot État » (p. 106). Le terme est pourtant, selon moi, davantage divisé qu’expulsé, et c’est ainsi qu’il nous laisse entrevoir une complexité. Le problème du totalitaire, j’en suis d’accord, est plus que jamais actuel. Il se resserre sur les corps. Il informe ou déforme la langue. Et l’État en est sans doute un rouage monstrueux. L’urgence, cependant, serait peut-être moins de l’expulser, ambition qui paraît de toute façon illusoire, que de désamorcer son aspect magique. Par ailleurs, s’il est enclin au totalitaire, c’est davantage en tant que sujet hors-la-loi que comme garant de celle-ci. C’est ce qui apparaît le mieux dans les pages consacrées à La Mezzanine et à la question de la psychiatrie, où c’est moins l’excès normatif que « l’enfer de l’absence de loi » (p. 99) qui produit la suffocation la plus extrême et l’oppression la plus intrusive, proche de l’anéantissement. Cela nous rappelle à quel point l’acte d’écriture peut se trouver au cœur de ce que Danielle Collobert appelait la survie. Là se noue une tension contradictoire entre la violence nécessaire et la distance qui ouvre. C’est ce que n’oublient jamais les pages de ce livre si dense, si élégamment rythmé et si magistralement élevé, qui m’auront, ces jours-ci, accompagné avec bonheur, provoquant, parfois là même où j’y éprouvais le plus de différence, un mouvement de pensée fécond et une perspective riche en enseignements. Je t’en remercie encore, cher Éric, et à travers toi son auteur, en t’exprimant toute mon amitié et ma plus vive admiration pour ton travail d’éditeur. Bien à toi,

Rémi Bouthonnier

 

 

Parutions

 

Andrea Zanzotto : Le Galaté au Bois, traduction revue et postface de Philippe Di Meo, La Barque, février 2023. 

Lorine Niedecker : Cette condenserie, textes traduits, choisis et assemblés par Martin Richet. Postface de Jean Daive. Éditions Corti « Série américaine », avril 2023.

Nicolas Bouyssi : Vie 2, P.O.L, avril 2023.

Dominique Fourcade : Une alférienne cinématographie, Chandeigne le 28 août 2023.

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