Bulletin n°17

Lecture par Marjorie Perloff

À propos de « Albany » de Ron Silliman. (Affiche de 38 x 56 cm, imprimé en typographie à 99 exemplaires, sur les presses de l’Annexe à Marseille). Le texte de Marjorie Perloff en langue originale est disponible ici ; les traductions sont de Martin Richet. En français, « Albany » est Jacataqua 03.

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Albany est un long paragraphe composé de cent « Nouvelles phrases » pour reprendre le terme de Ron Silliman, défini dans l’essai célèbre (et très débattu) qui porte ce nom. La « nouvelle phrase » se conçoit comme une unité indépendante, sans relation temporelle ou causale aux phrases qui la précèdent et la suivent. Comme un vers dans un poème, sa longueur est déterminante, et son sens dépend du système d’organisation qu’est le paragraphe. Voici, par exemple, les vingt premières phrases d’Albany :

Si l’écriture a pour fonction « d’exprimer le monde ». Mon père ne versant pas de pension alimentaire, ma mère fut contrainte de vivre chez ses parents, mon frère et moi d’être élevés dans une seule petite chambre. Grand-père les traitait de nègres. Je ne peux pas me payer une voiture. Loin de l’autre côté de la baie se dressait un ensemble de longs bâtiments jaunes, une prison. Une ligne la distance entre. Ils cernèrent le restaurant de poisson en chantant « We shall not be moved ». Mon tour de cuisiner. Je peinais à adapter mon sommeil aux heures de soleil. L’événement n’avait rien de comparable à leur rapport. À quel point me souciais-je de son échec à l’orgasme ? Le discours de Mondale fut couvert par les huées. Les damnés. Elle se présente comme rescapée du viol. Il avait pourtant un grand ami hispanique. Je décidai de ne pas fuir au Canada. Accroissement des recettes. La compétition et le spectacle, espèces de drogues. Si une forme s’y manifeste, certains refusent de lire. La télévision unifie la conversation.

Et les vingt dernières :

Les populations clientes (traversent la toundra). Au noir. Tout le quartier se vide dans la journée. Les enfants forment des files à la fin de chaque récréation. Expropriation. Chaise tournante. L’histoire de la Pologne en 90 secondes. Fords en flamme. L’économie, le moi, ces endroits n’existent pas. Cet oiseau manifeste le ciel. Notre foyer, nous disait-on, avait éclaté, mais qui étaient ces gens avec qui nous vivions ? D’un coup de matraque à l’estomac, elle fit une fausse couche. Il y avait des baïonnettes sur le campus, des vaches en Inde, des voleurs de livres. Je voudrais seulement tenir jusqu’à midi. Tolérant des mouvements nationalistes dans le Tiers-Monde. Laisser reposer la vaisselle une semaine. La culture macho des détenus. À la carabine et « en défense » le policier lui tire une balle dans la tête. Ici, pour un moment, nous sommes réunis. Les petites annonces gisent éparpillées sur la table.

Comme dans les longs poèmes Ketjak et Tjanting, écrits quelques années plus tôt, Albany s’appuie sur la parataxe, la dislocation, l’ellipse (la toute première phrase, par exemple est une proposition conditionnelle sans subordonnée), les jeux de mots, le paragramme et le son pour construire l’unité de son paragraphe. Mais ce n’est pas qu’une affaire d’absences. Le poète évite aussi « l’expressivité » conventionnelle en refusant de nous présenter un « je » consistant, et en ne précisant jamais, d’ailleurs, qui pourrait être le sujet d’une phrase donnée. Qui est-ce, par exemple, qui dit « je voudrais seulement tenir jusqu’à midi » ? Ou « parler à ce point est oppressant » ? Qui croit que « la musique est essentielle », et, à ce propos, essentielle à quoi ? Quelle « insouciance entraîne l’avortement » ? Qui est-ce qui « avait pourtant un grand ami hispanique » ? Et ainsi de suite.

En même temps – et cela a toujours été un trait caractéristique chez Silliman – l’indétermination des agents et référents n’empêche pas une attention obsessionnelle aux détails « réalistes ». Malgré de fréquents déplacements dans l’espace et le temps, le monde d’Albany, en Californie, est entièrement reconnaissable. Pour commencer, ce n’est pas le « Bay Area » des riches (les citadins de Marin County, les esthètes de Russian Hill, ou les cadres dynamiques de Berkeley). Le motif prolétaire est immédiatement établi : « Mon père ne versant pas de pension alimentaire, ma mère fut contrainte de vivre chez ses parents, mon frère et moi d’être élevés dans une seule petite chambre ». Et c’est du prolétariat blanc qu’il s’agit : « Grand-père les traitait de nègres ». Plus tard, le narrateur vivant alors dans un quartier pluri-ethnique de San Francisco, nous lisons « ils parlent farsi à l’épicerie du coin ». Le poète est un activiste politique : il manifeste et intervient, est brièvement incarcéré, évite le Vietnam, et ainsi de suite. De nombreuses explications ont trait à ce que l’activiste affronte au quotidien : « Les flics portent des insignes qui servent de masques. » Mais le paragraphe est aussi empreint de références sexuelles : amour, rencontres et séparations, viol, fausse-couche et avortement. Apparaît, enfin, le thème de la poésie : « Si une forme s’y manifeste, certains n’arrivent pas à lire. » Et de la lecture publique : « Pas facile si tes auditeurs ne s’identifient pas comme lecteurs. » L’écriture apparaît toujours en filigrane mais on gagne sa vie autrement : « Les petites annonces, comme nous le rappelle la dernière phrase, gisent éparpillées sur la table ».

« L’œuvre de Silliman, observe Jed Rasula, peut être lue comme un grand refus des stratégies de domination autoriale. » Rasula reprend ici les termes des premiers manifestes « language » de Silliman lui-même, insistant sur la nécessité d’éviter ce que Charles Olson appelait « les interférences lyriques de l’individu en tant qu’ego » et le refus d’un « moi » consistant qui, par sa construction d’événements et de formes verbales, contrôlerait le matériau en question. Il convient de comprendre le « réalisme » d’Albany, dirait sans doute Rasula, non comme une forme d’expression personnelle mais comme un réseau complexe de signifiants dans lequel vocalisations et registres linguistiques conflictuels entrent en jeu. […

Bulletin n°17 - Lecture en ligne. A propos d'« Albany » de Ron Silliman. (Broadside de 38 x 56 cm, imprimé en typographie à 99 exemplaires, sur les presses de l'Annexe à Marseille) par Marjorie Perloff — A consulter.

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Mais faut-il donc trancher ? Et peut-on vraiment affirmer que Silliman rejette la « domination autoriale » ? Ce type de formulation me met de plus en plus mal à l’aise. Car qui contrôle, après tout, les opérations langagières spécifiques au texte ? Il ne fait aucun doute, pour commencer, que Albany est le poème d’un homme : un homme, conscient des besoins et difficultés des femmes qu’il côtoie, mais principalement pris par le politique : la nécessité de manifester, les abus de la police, les « baïonnettes sur le campus », la question des « mouvements nationalistes dans le Tiers-Monde ». « À quel point me souciais-je, lit-on à la phrase 11, de son échec à l’orgasme ? » Manifestement pas plus que ça, puisque la phrase suivante dit « Le discours de Mondale fut couvert par les huées. » Même des énoncés apparemment neutres tels que « Mon tour de cuisiner » révèlent qu’Albany est le poème d’un homme : le « tour de cuisiner » de la femme, nous le savons, n’est pas remarquable pour la plupart d’entre elles, puisque c’est toujours notre tour de cuisiner.

Albany se distingue par ses phrases déclaratives « normales » (« Je ne peux pas me payer une voiture », « Posséder une cave », « Mort au combat »), parfois insignifiantes, parfois aphoristiques, parfois tirées des journaux ou entendues à la télévision. Leurs curieuses collisions dénote un auteur terre à terre, débrouillard, largement autodidacte ; sa langue est celle d’un prolétaire (ce que suggère son prénom : Ron, non Ronald) qui a lentement et laborieusement appris le travail de poésie, qui a roulé sa bosse et a dû admettre beaucoup de choses, à commencer par l’absence de pension alimentaire de son père. Souffrance, violence et injustice sont des éléments de sa vie : de phrase en phrase, référence est faite au meurtre, aux fusillades, aux émeutes, à l’empoisonnement par l’amiante, etc. La difficulté domine même au niveau le plus trivial : « Je peinais à adapter mon sommeil aux heures de soleil ». « Se faire à l’idée de vivre avec moins de place. » « La bourse a servi à me réparer les dents. » Et ainsi de suite. Pourtant, les formulations caractéristiques de Silliman n’ont rien de lugubre : bien au contraire, sa « voix » émerge avec vivacité, curieuse, énergique, amusée, impliquée. Cette voix aime les mots : « Leurs matraques prennent le nom de clubs. Leurs clubs prennent le nom de comités. » Ou « Expropriation. Chaise tournante. » Ou encore : « Il y avait des baïonnettes sur le campus, des vaches en Inde, des voleurs de livres. Je voudrais seulement tenir jusqu’à midi. »

À consulter

L’ombre d’une ville (le blog « quadrumane » de Christophe Mescolini et d’Alain Cressan) : http://​lombreduneville​.blogspot​.fr/

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