Bulletin n°11
« La perte de la joie et la disparition d’un réel d’appauvrissement dans la constellation des chambres-monde » – par Julien Marchand
Suppositions à propos du Poème de la chapelle Rothko de John Taggart – traduit de l’américain par Pierre Alferi et Emmanuel Hocquard – Un Bureau sur l’Atlantique / Royaumont, 1990.
Dès l’entrée des hôtes dans la chapelle, se découvrent par la couleur : les passages – le rouge devenant la lave du poème – enserrés dans une densité de domaine ; une densité si complexe qu’elle déborde sa capacité de complétude et va au devant du très simple et très pauvre regard.
*
Ici, se dresse l’édifice :
Ce regard – naïf tout d’abord, encore soumis à la curiosité –, aimanté, est immédiatement pris de vertige. Décortiquant les murs, l’œil soupèse les fonctions vitales de ce lieu et irrémédiablement va dans le sens de la chute, de l’évanouissement. L’édifice récurrent s’est emparé du sens, répète les invocations ; l’œil entremêle les formules, grave dans la simplicité de l’écho une chaîne stupéfiante d’enfermement sur soi – la densité se compose elle-même comme une vérité depuis la base jusqu’au sommet, les mots, les phrases devenus vulgaires tronçons sans réelle demeure, soumis à l’humeur de la forme – la chambre devient le lieu de création de la phrase, la chapelle sa propre syntaxe ; la chambre renvoie l’écho, forme le sens du poème, la chapelle dresse un monument de faiblesse ; la chambre tourne autour d’elle-même, tourne autour de la phrase ; la chapelle écoute s’échapper un à un les verbes pillés, étranglés par la recherche du sens ; les phrases sans cesse coupées, les morceaux ajustés, les phrases comme des membres interchangeables de cette construction de l’esprit, les morceaux jetés comme des mauvais restes et, petit à petit, rapiécés, remodelés, gravissant une à une les marches de l’édifice, s’approchant du sanctuaire syntaxique, de l’interdit de la demeure – une entité se crée, une entité pourtant déjà enterrée dans la forme, et s’élevant malgré tout à travers, peut-être, alors, ce jaillissement : le sens projeté dans l’écho du sens.
Mais déjà il faut avancer, empruntant le passage qui mène aux chambres, l(es) hôte(s) quitte(nt) le monde, il(s) quitte(nt) jeunesse et naïveté ; les hôtes, dès l’entrée, projetés en ce mouvement : une opposition entre couleur et sensation transparaît (qui persistera jusqu’à la fin du poème) : le rouge et le froid. La lave du poème emprunte le passage et progresse – entourée par cette densité de matière, ces couleurs violentes, noirs et rouges agressifs, sanguins, donnant pleinement vie à l’édifice : corps et afflux sanguin = rouge et matière dense, noire, nébuleuse, qui aspire celui qui regarde = l’âme, l’esprit – étrangement, vers un territoire de chambres pleines de froide lumière rouge.
Ainsi, brutalement, la disparition surgit dès la deuxième page du poème – dès la construction de l’écho – :
nous sommes les hôtes les hôtes accueillis au mariage (…)
la mariée le marié prennent nos mains dans leurs mains.
nous étions les hôtes les hôtes du mariage (…)
la mariée le marié prirent nos mains dans les leurs.
Par un déplacement de la conjugaison s’est glissé cet ineffable, ce facteur d’absence qui a porté le narrateur dans une strate temporelle annexe, hors du monde ; il est passé à côté de la vie courante, mis en état de stase ; il est en train de découvrir qu’il est ici question de distance. D’une distance qui s’installe, d’un brouillard, d’une bruine qui vient limiter les champs du possible ; l’action se restreint autour du personnage – du groupe de personnages, de l’entité en perdition : des hôtes que l’on devine envoyés au précipice par un malin génie ; les hôtes, partout dirigés, sauf vers le mariage, sauf vers la joie. […
Suite de la lecture…
Attirés, malgré eux, dans le passage, vers la/les chambre(s), par des mains complices, des mains de mariés, des mains amies qui représenteraient le monde, qui existeraient dans le réel ; ces événements mettent tous en abîme la même évidence : quelque chose a glissé hors du monde et se produit dans un ailleurs désormais dépourvu du nom.
Les espoirs sont laissés à la porte, la chapelle, ses chambres – violence des formes et des couleurs – fournissent la matière nécessaire à un retrait de l’humanité et du commerce des hommes ; leur frivolité apparaît à la grande nuit, la nuit sanglante, rouge et noire, la nuit réelle du recommencement des doutes ; le vertige s’impose, magistrale élévation dans la perte du sens, réel, figuré ; c’est entrer là où l’on ne s’est pas encore perdu et où l’on se perdra toujours. C’est aller du côté du mystique et exister ainsi d’une manière de pénombre. Il ne faut pas se figer, ici. Il faut se déplacer, l’action doit se faire malgré elle. Passer hors la lumière rouge, traverser la plainte dans l’infinie résignation. S’affirmer dans la non-existence et s’avouer vaincu par le surgissement du sauvage : la rupture avec le monde social est désormais consommée.
L’heure de passer à l’action va de pair avec le passage vers les chambres noires. De ces chambres noires viennent les cris…
Cliquer ici pour télécharger le texte intégral de Julien Marchand
Parutions
Rainer Maria Rilke : Le dit d’amour et de mort du Cornette Christoph Rilke – restitution : Roger Lewinter, Ivrea, février 2011
Lecture au cipM de sa traduction par Roger Lewinter le vendredi 4 novembre 2011.
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