Bulletin n°02
Lecture par Pascal Poyet
A propos de : Annie Zadek, « Souffrir mille morts », « Fondre en larmes », URDLA, 2004.
Qu’on ouvre le livre d’Annie Zadek et l’on verra se répondre sur les deux pages en vis-à-vis deux colonnes de longueurs inégales, « Souffrir mille morts », « Fondre en larmes », de mots ou groupes de mots entre guillemets. La première page (seule et sans numéro) échappe à la règle : le texte commence par une didascalie et un dialogue, on aurait affaire à du théâtre. À la fin du livre, un appel de note au bout de la ligne qui constitue à elle seule le trente-troisième et dernier « Fondre en larmes » : tous les mots de ce livre sont extraits du livre de Raul Hilberg : La Destruction des Juifs d’Europe.
« Extraction des “Souffrir mille morts”, condensation des “Fondre en larmes”, organisation dans “Souffrir mille morts”, “Fondre en larmes” ». « Comme pour chaque livre, raconte l’auteur*, avant d’en aborder directement la rédaction, une étude de documents de tous ordres (…) se met en place, me permettant d’étayer et de vérifier la pertinence de mon projet d’écriture. Ce temps d’étude quasi scientifique de mon sujet, heureux parce que non conflictuel – contrairement à l’écriture proprement dite –, a été, cette fois, un temps de souffrance et de désarroi : ces livres, ces films, ces quelques paroles lâchées par des proches, ce n’étaient plus, cette fois, des matériaux que je pouvais manipuler à ma guise ». « Aux “Pourquoi ?”, aux questions d’enfance, l’adulte ne peut pas répondre, ou alors seulement par “Comment”. (…) Cela, je l’ai peu à peu induit du livre de Raul Hilberg. (…) Ce qui s’est alors profilé puis imposé comme étant le seul livre JUSTE (puisqu’il était le seul possible), c’est ce livre composé de mots, de mots étant extraits du seul Hilberg – cités, donc pris entre des pincettes – ces mots à jamais taboués – exposant et mettant à nu ses modes de fabrication même : extraction, puis condensation, puis finalement organisation. » En trois mots le processus annoncé, théâtralisé, à la première page du livre, par trois occurrences typographiquement différentes du même mot :
Quelqu’un s’approche. Frappe à la porte.
– Qui est là ?
– C’est moi.
– Qui « moi » ?
[La dernière réplique est, tout en bas, diagonalement située :] – Moi.
Les guillemets, s’ils servent à entourer une citation, à montrer une distance de l’auteur vis-à-vis de ce qu’il dit, les « pincettes », à isoler un mot, à en souligner l’importance, remplaçant alors l’italique, sont aussi la marque du discours direct. Les mots du livre d’Annie Zadek sont cités, pesés, oui, isolés – probablement ont-ils été, dans le texte original, soulignés en vu d’être extraits –, mais, maintenant, sur cette nouvelle scène, ce sont des voix. Les guillemets permettent ce glissement, ce basculement. Mettons que chaque mot est, entre ses guillemets, un personnage disant son nom – et son rôle, comme on va le voir. Les « parallèles » étant posées, les dialogues peuvent s’ouvrir. Correspondant comme, pp. 34 et 35, dans les deux seules colonnes de même longueur, vingt dates (« 7 avril 1933 » / « 25 avril 1933 »…) à vingt mots ou groupes de mots (« Loi » / « Loi » / « Loi » / « décret » / « Décret » / (…) « Interdiction ») ; se répondant, rappelant la première page, et c’est de plus en plus prégnant à la fin du livre :
« Souffrir mille morts » (30) « Qui participa » |
« Fondre en larmes » (30) « tous » |
ou selon un autre théâtre, que l’on va tenter de décrire, auquel les trois occurrences du mot moi nous prépareraient.
À l’emplacement, à l’intérieur des guillemets et avant même le point, de l’appel de note final, on croirait que seule la dernière phrase, et non tout le livre, est extraite du livre d’Hilberg. Or, c’est en effet la première fois qu’on peut lire une telle phrase. « Souffrir mille morts » (33) était, sur une page soudain couverte sur presque toute la hauteur, quasiment une phrase, il ne manquait rien, la ponctuation peut-être, mais ce n’était encore qu’une colonne et les mots entre leurs pincettes se détachaient, l’énoncé n’était pas lié, il était encore « composé de mots ». L’ultime « Fondre en larmes » est elle d’une seule ligne et c’est une phrase – qui reprend le verbe « fondre », occupe la page d’un bord à l’autre, longue horizontale. Comme si le livre s’était lentement acheminé vers ça, prenant de temps de peser les mots, de mettre à plat le mécanisme qui les relie, essayant d’autres correspondances ou travaillant les disjonctions, repoussant le moment où ils se fondraient en une machine unique, et l’avait volontairement longuement remise : la phrase.
* Comment j’ai écrit « Souffrir mille morts », « Fondre en larmes » est notamment paru sur http://www.lekti-ecriture.com
Suite de la lecture…
Les mots de la première double page sont extraits des premières lignes de l’avant-propos d’Hilberg. A. Z. a modifié l’ordre d’apparition des mots et mis les uns à gauche, les autres à droite comme en traçant une ligne à l’intérieur du texte – cette ligne est la reliure, le pli du cahier, de son livre à elle. À gauche, sous une date, une série de noms et de verbes : seuls les deux derniers noms ont un article : « le problème » / « la question ». Sur les deux pages une seule majuscule, au verbe « Comprendre ». À droite en quatre lignes : « comment » / « de quoi » / « comment » / « “comment” ». Les pages 56 et 57 ne sont composées que de verbes ; à droite, la liste est toujours plus brève, le propos se condense : « en priant » / « en offrant » / « attendait » / « attendirent ». Se fondrait même en phrase, pp. 60 – 61, les deux colonnes se resserrent autour d’une conjonction : « “Aucun” » / « “donc” » / « “ne peut vivre” » / « “Qui n’est pas” ». Plus loin, Organisation dans « Souffrir mille morts » (28) : « Définition » / « émigration » / « Expropriation » / « émigration » / « Concentration » / « Déportations » / « Annihilation », dans « Fondre en larmes » (28) : « tuerie » / « tueurs » / « tuerie » / « tuerie » – un pluriel unique de chaque côté. Page 73, c’est une suite de cinq adjectifs au féminin pluriel (dont « orales » / « présumées ») pour un seul nom auquel ils pourraient s’accorder, qu’on trouvera en face, parmi ces mots, une phrase presque, que j’extrais à mon tour : (…) « pas tant » / « lois » / (…) / « mais » / « et » / « avant tout » / « climat » / « état d’esprit »
C’est qu’à la phrase, dans tout le livre on a affaire. Partout, dans un détail grammatical ou une circonstance typographique, c’est pour les mots ainsi organisés, la trace qu’ils sont acteurs sur une autre scène. C’est un pluriel, donc, une marque de genre, c’est l’ordre des noms, verbes, adjectifs, adverbes et des articles, conjonctions, pronoms, c’est une majuscule (« Au départ » / « isolement » / « Désormais », p. 17), ce sont les guillemets que les mots auraient (deux niveaux donc pour certains, « Fondre en larmes » (20), en deux lignes : « une “race” » / « la race »), les italiques et même la ponctuation qui les suit ou les précède immédiatement dans le texte d’Hilberg dont ils sont issus. Face, notamment, aux « mécanisme », « opération », « procédures », « pas à pas », et comme au paroxysme de cette volonté de comprendre « comment », on peut lire sur cinq courtes lignes, p. 67, condensationde la phrase qu’on remet des deux côtés du livre – on croirait les deux axes du langage devenus parallèles –, exposant et mettant à nu ses modes de fabrication même – et voyez là encore les majuscules : « On commença » / « ; puis » / « , puis » / « ; enfin, » / « . Alors »
Parutions
Samuel Rochery, Faire des gâteaux d’inquiétude, Contre-pied, juin 2006.
Michèle Cohen-Halimi, Seul le renversement, éditions de l’Attente, octobre 2006.
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