Bulletin n°04

« Le chiffon à pensée » – par Samuel Rochery

A propos de : Ben Marcus, Notable American Women : A Novel, Vintage Books / Random House, mars 2002 *

Les rapports entre le sac à main et la pensée sont improbables. La réserve en théorie aventureuse, qui veut de l’aventure dans l’intérêt seul d’une pensée plus robuste, y est assez forte, partant, ou paradoxalement. Parce que la misogynie est une paresse même pas affectueuse. Pas de mise. Sans doute manquerait-elle déjà l’idée d’une robustesse féminine naturelle. Seulement, je ne suis pas sûr que le mot « féminin », dans le livre de Ben Marcus, dont on va lire un extrait après sur « le chiffon à pensée », porte la définition que lui donnerait quelqu’un de « misogyne ». Pas plus qu’il ne porte d’ailleurs la définition d’un ou d’une féministe. Il s’agit bien de tête féminine partout, parce que c’est comme ça dans le livre : l’histoire veut que des femmes aient pris le pouvoir, jusqu’à peut-être transformer l’agénétique courant « homme » (qui veut dire tout être humain) en un autre agénétique, « femme » (qui veut dire tout être humain).

La tête est donc féminine. Elle ressemble à un gros mélange de ce qu’on ne sait pas bien et de ce qu’on n’a pas envie de savoir, par exemple. Avant la tête qui sait et décide et articule ses décisions (type de « hoche » ou tête combattue par les silentistes). Alors la coopération du lecteur consiste à inventer légèrement d’autres lignes entre les lignes, qui prolongent différemment ce qui est dit, ou serait dit entre les lignes. Le fait est qu’il n’y a rien, sauf erreur, à lire entre les lignes du livre de Ben Marcus, si ce n’est la prévention du père préfacier : mon fils Ben est un con. Ou : tous les faits que vous allez lire sont rapportés par un idiot qui déforme tout. Les mots sont peut-être mal orthographiés, « vent » s’écrit « aide » ou « ça-fait-mal », comment savoir, et les amandes sont linguistiquement neutres. Voilà. Rarement un livre a été plus généreux pour ce genre de lecteur dont la nature lectrice serait plutôt inventive, et qui veut apprendre à lire. Un chiffon à pensée n’est pas plus ou autre chose qu’un chiffon à pensée. Entre les lignes n’existe pas. C’est même le contraire du silence titillant qui se passe. Le contraire du mystère. Le silence appartient à Jane Dark et à son armée de silentistes seules. Pas plus lourd de sens qu’autre chose. Le lecteur inventif peut redécouvrir les promesses du mot « critique », quand la critique ne se sent pas obligée de rajouter une couche sur ce qu’elle lit. C’est quoi un chiffon à pensée, dans un pays où il n’est bien que ce qu’il est, parmi « eaux d’oubli », « biscuits d’attitude », « cuves à syncope » ? Réponse michalienne : 

« Quand les femmes sur le territoire américain prononcent des paroles prudentes dans un mouchoir, elles créent, qu’elles le sachent ou non, un objet important appelé “chiffon à pensée”. (…) Tout ce qu’une femme ressent ou soupçonne doit être confié au chiffon à pensée, comme on le fait dans un journal intime. Il s’empare du bruit de la “vie intérieure”, du soi-disant dialogue avec soi-même dont on pensait avant qu’il était si crucial à la vie sophistiquée (bien qu’il s’agît au départ d’une invention des “hommes” pour justifier et complexifier de longues périodes de trouble inarticulés), et le transfert sur un objet qui peut tenir joliment dans le sac à main d’une femme. » (Traduction de Claro*.)

Des questions-parpaings, ou questions-avancées sont envisageables à partir du non-mystère alors seulement, ce qui n’impose en rien que le mystère sur ceci ou cela soit élucidé. On doit les distinguer des simples questions de trouble. Celles que provoque le silence (et Ben est tout sauf silencieux) sont des questions de grand trouble. Les grandes questions de la vie, comme on dit. La « vie intérieure » est ainsi faite du bruit d’une tonne de réponses inarticulées, jamais prononcées, parce qu’elles n’existent pas. Les personnages de Dostoïevski par exemple sont le pur produit comportemental des réponses inarticulées, sans chiffon, en public, live, grandeur nature. Des épidermes intégraux bruyants. Paradoxalement. Eh bien, le chiffon rappelle la taille ni petite ni grande de toute « vie intérieure », tout « silence », tout « inavoué », « inavouable », « enfoui ». Journal intime expéditif (au lieu de pages et de pages de synonymie inutile, dirait Amiel), objet de transfert, le chiffon porte l’odeur de l’histoire intérieure de qui le possède et basta. Il fait joli dans un sac à main. Il est l’épiderme seyant. Je refuse d’y lire « entre les lignes » de l’ironie doucement misogyne. Ou je laisse la question, qui aurait sa place ailleurs. J’y entends un remontage de pendule. Le chiffon à pensée, tout comme pas mal de peuples imaginaires dans Michaux, ne pose que des questions d’évolution de la pensée sur les problèmes de poids et de profondeur.  [Notable American Women (Le Silence selon…

* Une traduction française de Notable American Women par Claro a paru en novembre 2006 sous le titre Le Silence de Jane Dark, « Lot 49 » Le Cherche Midi éditeur. Toutes les citations présentes dans la lecture de Samuel Rochery renvoient à cette traduction.
À noter également que « Le Sommeil », première partie de The Age of Wire and String de Ben Marcus, a paru dans la traduction de Pascal Poyet, dans Issue # 1, 2002.

Bulletin n°4 - Lecture en ligne. « Ben Marcus, Notable American Women : A Novel, Vintage Books / Random House, mars 2002 » par Samuel Rochery — Parutions.

Suite de la lecture…

Notable American Women (Le silence selon Jane Dark) est une cascade de petites questions de santé pensive où on parle sérieusement chiffon sur le silence : « Que dois-je faire avec la paille de cœur quand je n’en ai plus besoin ? », « Qu’est-ce que le mastic comportemental ? », « Que dois-je faire des os après les avoir ôtés ? », etc. « Est-ce que mon silence a le poids qu’il prétend dire ? » en serait une autre. Ou : « Est-ce qu’on peut être riche de cachettes ? » Pas fâché d’entendre dans le livre de Ben Marcus une réponse qui, telle que je l’imagine, pourrait ressembler à « non ». Parce qu’une simple démangeaison du langage, pour « profonde » et « enfouie » et silencieuse, et tout ce qu’on voudra de plus grand qu’elle se révèle dans sa maladresse, ne donne pas une phrase qui me ferait avancer. Toute une vie intérieure peut très bien rentrer dans un chiffon qui ne contient pas de livres. L’important n’est pas dans ce qui est confié au chiffon, mais ce que tu fais du chiffon.

Conclusion sur trois mots de ma concierge

1. Un amour inavoué est un amour inavoué.

2. Personne n’a besoin d’un tribunal pour ces choses-là.

3. Mes vers du nez je m’en occupe.

Parutions

Vincent Sabatier, Parenchyme / Colette, la chirurgie, la gastronomie, Le Bleu du ciel, septembre 2007.

Franck Leibovici, Portraits chinois, Al Dante / Transbordeurs, novembre 2007.

Anne Parian, = jonchée / poésie dure, avec Franck David et Fred Léal, Les Petits Matins « Les Grands Soirs », janvier 2008.

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